1. HALIFAX, NOVA SCOTIA (Chelsea)

[Chelsea s’assied sur son canapé. Elle me propose un jus de pomme, que je refuse poliment. Elle s’installe et regarde en direction de la fenêtre. Le Ranch qu’elle habite est inhabituellement propre et fourni pour la région, sûrement grâce à la main d’oeuvre pluridisciplinaire du lieu.]

Vous savez, on a mis 3 ans à réintroduire les pommiers en France.

3 ans? Vous voulez dire depuis le jour de la victoire en Chine?

Oui, depuis le VCD. 3 ans. Vous autres les amerloques avez eu la décence de réorganiser les choses après la grande panique. Pas nous. Notre président était un bandeur du roman national. On allait en finir comme à Verdun, à dormir sous la pluie de sang coagulé et le son de pillonement des obus. Pas le temps de cultiver la terre, ce qu’on devait cultiver c’était une prétendue unité et fierté nationale. Alors on a pris 3 ans de retard. 3 ans sans jus de pomme…

Vous avez combattu, vous?

Moi?

[Elle souris en coin, effaçant un rire]

Même pas en rêve. Ya beaucoup de choses qui valent le coup d’y laisser la vie. Les décisions militaires prises par les politiques d’extrême droite n’en font pas partie.

[Elle prend visage sérieux et laisse passer un silence en regardant son verre. Son humeur a clairement changé.]

Non, moi je suis partie. Quand l’Iran et le Pakistan s’étaient mutuellement détruits avec leurs jouets nucléaires. Pour moi c’était la ligne rouge, le tabou était tombé, le précédent était posé, le nucléaire était une option. Alors j’ai fuis vers l’endroit où je jugeais qu’une détonation serait la moins rentable.

Les chemins de fer étaient dédiés aux logistiques militaires, tout comme les autoroutes. Les nationales étaient bouchonées, et les départentales… C’était pas si simple. Je n’était aucunement survivaliste, ni physiquement en forme. Donc la randonnée était hors de question.

Au final on a pu passer un checkpoint sur une départementale en jouant sur une connerie administrative. On a sorti une vieille carte d’identité avec un deadname dessus, et une addresse à Foix. Le mec a soupiré en voyant nos gueules, sûrement qu’il avait pas envie de se prendre la tête avec nous. Il nous a laissées passer?

On? Vous?

Oui, moi et quelques soeurs. J’avais plus personne… Ma soeur était une des premières victimes, elle était aide soignante. Mes parents eux ont fait le choix d’en finir ensemble dans leur lit avec des cachets avant de se faire bouffer vivants. J’avais besoin d’une famille, alors je suis partie avec quelques soeurs. Des trans comme moi, perdues.

Niveau survivalisme, on est pas si nulles. Nous, on a une culture de l’indépendance que vous ne pouvez pas comprendre. Je ne parle pas de votre insupportable individualisme américain, non… Je parle de l’émancipation. Nos hormones, on voulait pas dépendre de vous pour les avoir. Alors on les synthétisait nous. On avait de tout dans nos rangs: beaucoup de techos, oui, mais aussi des électriciemnes ou des chaudronières, des chimistes, des architectes… On avait l’auto-suffisance dans l’ADN de notre communauté, et la diversité des talents nécessaire à survivre. Vous savez on avait une blague avant: si toutes les trans de France décident de visiter le Lichtenstein en même temps, on pouvait les grand-remplacer et instaurer une industrie de la beuh et de la cybersécurité en temps record.

vous êtes arrivées où?

Oui, excusez moi, j’ai tendance à parler sans m’arrêter, mon cerveau se nourissant du dernier mot pour produire le suivant comme une chaîne sans fin digne d’une IA… Pardon.

On est arrivées… On est arrivées à Saint-Girons. Quelques signes de lutte dans la ville, mais rien de trop inquiétant. On a continué sur plusieurs kilomètres au sud avant de remonter une source le long de la départementale 33. En zigzagant sur les chemins de terre on a fini par trouvé un coin: Encourtiech. Enfin, sa mairie, et quelques bâtisses. On y a dormi la nuit. Il n’y avait plus personne. Les plus âgés ont été déportés vers les EHPAD quand les jeunes sont partis à la guerre. C’était une ville fantôme… Notre village fantôme.

Enfin bref. La nourriture, les soins, on avait un peu, mais ce qu’on manquait c’était des informations. La radio relayait Radio Free Earth, des infos utiles pour booster le moral du monde. Mais rien sur nous. Nous, les trans. On cherchait toujours à s’intégrer, sortir de l’entre soi, que ce soit car les plus jeunes d’entre nous étaient insupportables ou parcequ’on cherchait le graal, s’intégrer chez les cis en stealth comme on disait. Mais au fond c’est notre proximité, notre communauté qui nous faisait tenir. Et c’était maintenant qu’elle allait devoir se mettre en action cette communauté si on voulait survivre.

C’est là que vous avez lancé votre projet?

Projet est un bien grand mot… On croirait entendre un recruteur d’avant guerre haha.

Et bien, oui, monsieur l’inspecteur des nations unies. C’est depuis le sommet de la voline d’Emcourtiech qu’on a lancé le réseau de survie trans en France. On était en territoire hippie ici, pas en territoire zombie. En Ariège les choix de carrière c’est petit agriculteur ou psychologue pour chien. La beuh pousse partout, et les panneaux solaires aussi tient…

On a déployé une ferme solaire. C’était lourd en équipement alors on a perdu beaucoup d’escence en le remontant au sommet de notre coline. Mais entre les onduleurs et le soleil, on tapait dans les 30kW garantis toute l’année. Niveau eau, on avait une source claire et propre au pied de la coline. Vous savez sur quoi ça débouche: agriculture, climatisation, eau chauude… chauffage… Et oui, des ordinateurs. On faisait des LAN de Unreal Tournament 2003, on synthétisait nos hormones en faisant bouillir de l’urine de jument, on faisait pousser notre beuh et nos tomates sous lampes UV… La première année ressemblait à un camp de vacances, avec tout le monde sous un cocktail de ritaline et d’antidépresseurs. Puis… c’était l’Hiver Nucléaire.

Revenons sur l’hiver plus tard, votre projet consistait en quoi?

Ah. Pas de soucis. Oui donc le projet… Bon au clair, la France était un pays qui tournait au nucléaire. Quelquechose genre 60% de ce qu’on consommait venait de nos centrales… Et elles étaient solides. Elles tombaient en miettes, mais c’était des vraies forteresses. Aucune centrale n’a cédé aux zombies. Avec 90% du pays mort, la conso électrique a baissé drastiquement et ça nous a permis de garder l’électricité pendant la totalité de la guerre.

Les datacenters ne tournaient plus, sans maintenance ils tombaient… Une grosse partie du net était morte. Mais il restait encore beaucoup de machines… Vous vous souvenez de ce que je disait sur le Lichtenstein? Ouai, si toutes les trans se réunissait on aurait pu rivaliser avec les israëliens en cyber. Bah, on récupérait les machines pour nous. C’était pas dur, personne les surveillait. Plus aucune entreprise ne fonctionnait. Il restait bien quelques serveurs de libristes perdus… Un jour on a choppé des serveurs d’un registrar et là… On ré-écrivait le web. On avait un cyberespace vide sur lequel reposer des bases solides.

On a rebati ce qu’on pouvait. On redirigeait tout les domaines vers nos serveurs, Des instances Mastodon, bordel c’était beau Masto. Les gens avaient un semblant de normalité avec ce réseau social… On a même fait un gigantesque portail répertoriant ce qu’il restait en ligne. 300 sites différents au pic ! On avait de tout. Même du porno bordel, on a du throttle le traffic sur ça d’ailleurs. Chaque IP avait droit à une demi heure de porn par semaine…

Bref. Depuis notre coline on devenait la nouvelle gouvernance d’Internet. On avait un serveur git sur lequel on fournissait de quoi déployer des instances Masto, ce genre de trucs, histoire de repeupler l’espace IPv4… On a décrété que le 13.12/16 serait à nous, le reste c’était open bar. On voyait au cours des années Internet se reconstruire.

Un jour on a eu une demande d’un mec nous demandant de le router sur notre nouvel Internet. Vous savez qui? Bordel vous allez jamais deviner… Une équipe de Norvégiens qui ont établi un pont téléphonique avec un satellite argentin piraté vers le bunker de Svalbard. Vous savez, là où on garde toutes les graines ? Ils y sont allés en espérant pouvoir y établir un refuge dans le froid et la glace, là où les zombies gèlent. En fouillant, ils ont trouvé des casettes estampillées “GitHub”. Ils venaient de trouver les sauvegardes les plus précieuses de l’humanité et le gouvernement norvégien demandait à un groupe de transexuelles dans la campagne Française de les aider à les rendre publics en enregistrant un domaine pointant sur leur modem 56k par satellite. Plusieurs secondes de ping et un débit abyssal, mais c’était ok. On avait le code pour rebatir la civilisation.

[Chelsea sourrit. Elle est visiblement fière]

Parlez moi de l’hiver.

[Son visage s’assombrit]

Le premier hiver… Il était vraiment froid. Ya eu seulements une vingtaine de bombes, et l’échange était limité à l’Iran et au Pakistan. Mais les incendies résultants ont fini par remplir notre atmosphère de cendres… Le soleil est devenu rare… Trop rare.

On dormais toutes sous le même toit. Enfin, la même cave. On était 7 au total. Le moral nous lâchait. Puis le printemps arriva. Et on s’est rendues compte qu’on tenait. Qu’on y arriverais. Nous, les 7 meufs perdues en Ariège.

On lisait sur masto ce qu’il se passait à Lyon et on se sentais chanceuses… Ok, Lyon, je doit vous l’expliquer. Notre doctrine de survie imposait de réfugier les personnes les plus précieuses dans les montages du Jura. Et pour éviter les attaques sur les montagnes, on mettait les âpats devant. Lyon était l’âpat. Les précieux c’était les ingénieurs, les médecins, les travailleurs d’usine… Les âpats c’était ceux dont le nouveau gouvernement fasciste se foutait de la vie. Je vais pas y aller par 4 chemins, ils ont parqué la moitié des arabes du pays à Lyon et leur ont donné des miettes pour se défendre. Le strict minimum pour qu’ils restent en vie pour apater les zombies. Avec l’hiver… Vous avez vu les images. On censurait rien nous, donc le monde a vu… les os nettoyés au couteau… Les images nous hantent. Mais on ne pouvait pas cacher ce nettoyage ethnique sous prétexte que ça niquait le moral du pays… On les emmerdes, si ils ne veulent pas de panique, ils n’ont qu’à mieux faire. On a refusé de tourner les yeux face à ce que le gouvernement a fait vivre. Pousser une minorité ethnique au canibalisme et nous demander de pas en parler pour éviter que les gens perdent espoir, bordel quel culot.

Vous avez relayé les images de la bataille de France?

[Chelsea s’énerve visiblement]

Mais bordel… “Bataille de France”… en voilà un terme de bandeur du roman national… On a relayé tout ce qu’on a pu. Ces petits fascistes de merde pouvaient se démerder avec leurs batailles fantaisistes contre les Zombies. On aurait pu reconvertir notre armée, changer notre équipement, réorganiser tout, en fait. Comme aux USA putain! Mais non, le président avait décrété qu’il serait l’impératif de la nation de rétablir son honneur en refusant toute aide extérieure et en utilisant notre matériel actuel pour exterminer les Zombies en 3 ans. Vous vous rendez compte?

Ils se battaient contre leur égo, pas contre les zombies. Le zombie se moque de nos avions furtifs, de nos brouilleurs radar, de nos visions thermiques nos camouflages ou nos obus anti-char. 3 millions de jeunes ont été envoyés à l’abbatoir car des gradés refusaient de combattre leur égo, d’accepter l’aide des nations unies, de reformer nos armées. On a au moins adopté les techniques américaines, ça on l’a fait.

L’armée française n’avait pas d’équipement anti zombie?

Non. Aucun. Se défendre contre des missiles, des brouilleurs, des radars… On pouvait. Mais le zombie avait rien de ça. Son corps était même pas chaud pour se faire voir à la lunette thermique. Et remplacer nos équipements, aux yeux de la droite au pouvoir c’était admettre notre faiblesse. Ils voulaient voir les jeunes comme nous avec les mêmes uniformes que leurs darons en Algérie. La technique américaine c’était de tirer en rangées au métronome, une balle = une seconde = un zombie, maintenir un tir soutenu et se faire relayer quand les chargeurs sont vides. On le faisait, mais au Famas. Le Famas fait exploser la balle très près de l’oreille, et les centaines de détonations au même exact battement de métronome… En quelques semaines, la moitié des soldats étaient sourds. On relayait les images, nous.

Tiens, vous savez ce qu’il fait le Famas aussi ? Il s’enraye. Et il est fabriqué à Saint-Etienne, qui n’existe plus depuis longtemps. Donc plus de pièces de rechange.

Bref. On était devenues des apprenties journalistes. Partout dans le monde les journalistes et les sources random parlaient sur masto. Et nous… Nous on montrait tout. Les bavures dans les batailles aussi. Beaucoup de non-blancs tués “par accident, confondus avec des zombies”… On avait les vidéos et on les diffusait sur masto.

Lors du nettoyage de Paris, il fallait vider les catacombes. Pas de signal sous terre donc les escouades tiraient une fibre optique en progressant dans les galeries pour communiquer avec la surface… Plus de 40 degrés, l’eau aux genous, une atmosphère toxique à cause des corps décomposés imposait un masque qui se recouvrait de buée… 19 personnes sur 20 mourraient en nettoyant les catacombes. Et le gouvernement a refusé de changer les tactiques. On a montré, ça aussi.

Et quand l’Ariège a été libérée?

On a foutu le camp. On allait se faire tuer en restant ici. Il n’y avait pas de place pour des gens comme nous dans la nouvelle France… On a traversé les Pyrénées vers l’Espagne, des sympathisants ont accepté de nous conduire à Barcelone… De là on a pris un bateau direction New York… Puis du cheval jusqu’au Québec et du stop jusqu’à Halifax. On a trouvé un ranch avec des soeurs dedans… Enfin bref, une histoire chiante quoi.

La France vous manque?

Pas du tout.

et vos hormones?

Le Québec n’a pas viré facho. On a le droit aux hormones ici. On les fabriques avec l’urine de jument, sans soucis. Plus besoin de se cacher. On a même pu ouvrir la première clinique de transition du monde. Ouai, toutes les autres ont fermé, mais ici… Tu viens, on se met une race avec du cidre, on se raconte nos vies. On te fait ton orchi dans une clean-room improvisée et on t’apprend à utiliser les nouveaux fusils anti-zombies de l’Oncle Sam pendant ta rémission. C’était impossible avant la guerre ça. Mais aujourd’hui… Le monde était suffisament grand pour qu’on ait notre place dedans. Puis merde, pendant près de 10 ans c’était la norme de voir des cadavres revenir à la vie quotidiennement, aujourd’hui une meuf avec une bite ça a perdu tout son caractère choc.

Une note à ajouter?

[Chelsea regarde le sol et réfléchit]

Ce rapport va finir aux nations unies?

Oui.

Et la délégation française va le lire?

J’espère.

Alors j’aimerais m’addresser à eux: chers représentants de la 6ème République, gobez mes boules. Bien cordialement.

Ce sera tout merci.