[Zofia n’était pas sensée être interviewée, mais nos chemins se croisent dans un bar lors d’une escale à Amsterdam. Je sors mon dictaphone en milieu de conversation, et elle élabore ses propos en remarquant le geste.]
C’était la première transmission SSTV montrant la situation. La première image publique. On la doit au commandant de l’ISS, un Australien avec l’accent fort qui venait de capturer un cliché presque artistique des steppes asiatiques.
Décrivez-moi le cliché.
[Zofia regarde son verre. Une liqueur de plantes locales. Elle le remue avant de se réajuster sur sa chaise, respirer profondément, et fermer ses yeux pour se remémorer.]
Un gros plan de la Mongolie pris à environ… 30 degrés d’inclinaison depuis le nord-est. Plein jour… On y décelle Ulaanbaatar. Mais surtout, une tâche noire qui s’y étend depuis la mer de Chine. Les nerds de l’OSINT sur Mastodon l’ont désignée LPH-1, pour Large Persistent Horde 1.
Vous parlez de communauté OSINT, vous en faisiez partie?
En tant qu’opératrice radio, j’avais mon emploi officiel: relayer sur les ondes les informations cruciales à la survie. Mais en tant que curieuse de nature, j’avais une mission personelle beaucoup plus importante: jouer aux enquêtrices sur Mastodon.
Mon matériel me permettait beaucoup: les codes de chiffrement radio allemands avaient fuité sur Masto, et logistiquement c’était impossible pour eux de les changer. On avait un flux continu d’information sur l’Europe centrale. Enfin, moi, je l’avait.
J’ai intercepté la transmission SSTV de l’ISS. enfin, les 16 transmissions. chacune était un élément du cliché, divisé en grille de 4 par 4. Après décodage et assemblage, c’était sur mon compte Mastodon.
Et devinez quoi? On revevait le même cliché toutes les 6 heures.
[Zofia souris, visiblement enthousiaste de partager cette histoire. Peut être n’avait elle personne avec qui échanger de tels détails.]
Devinez encore mieux? La station faisait pareille pour les LPH 2, 3, et 4! C’était avant que la 5ème se forme sur votre côte est.
Mon travail secondaire avait pris le pas sur le travail primaire: normalement avec les collègues on se relayait pour jamais lâcher l’antenne et répondre un max. Et ce travail était dur, imaginez devoir écouter un flux audio continu et déceler parmis 10 cris de supplice les transmissions militaires à relayer, sans jamais répondre aux gens sur le point de se faire bouffer vivants.
Le temps de repos était vital, absolument vital. On avait même une équipe de psychologues sur site qui nous surveillait en permanence, pour déceler le moindre signe de pétage de plomb.
Moi, mon temps de repos, je le sacrifiait pour décoder et relayer les transmissions SSTV sur Mastodon.
Psychologiquement, quel était votre état ?
Catastrophique, je pense même que le terme apocalyptique serait plus adapté. Le taf de collecte de données pour Radio Free Earth était déjà ardu, mais devoir sacrifier mon temps pour le décodage des transmissions de l’ISS devenait vite insupportable.
Mais je devait le faire. Si je ne le fait pas, personne ne peut le faire. Les psychologues étaient compréhensifs et me soutenaient, mais les collègues jugeaient que c’était une perte de temps. C’était avant le modèle Zephyr. Une fois que Zephyr était disponible, les collègues prenaient le relais, mais la période précédent la publication du modèle était sûrement la plus rude de ma vie.
Vous auriez quelquechose à ajouter pour le dictaphone?
Tout dépend de qui va l’écouter.
J’enquête pour la commission post-traumatique des nations unies. Vous n’étiez pas sur la liste, mais je pense que votre récit les intéresse.
Je ne vois pas quoi leur dire. La guerre est finie. Ma transition aussi. Je veut voir de l’avant. Je suis heureuse de vous avoir partagé cette histoire, mais je préfère qu’on continue la soirée avec quelques verres.
[L’enregistrement coupe. Cette rencontre avec Zofia était une des plus plaisantes de mon enquête, pour sa spontanéité et sa perspective inattendue, que je n’avais même pas songé à envisager.]